« A force de voleter sans but précis, comme le fait une mouche, on finit toujours par rencontrer un rat mort ou une bouse de vache. »- Lao She
Madame, Monsieur, installez-vous confortablement. Votre humble narrateur va vous conter une drôle d'histoire qui s'est déroulée il y a quelques temps de cela, dans la petite auberge Printemps se trouvant à la frontière entre Ama et Snowllia. Je m'avance un peu en disant « petite », elle ne l'était pas tant que ça, je crois que le terme « déserte » serait plus approprié pour la désigner en cette période de l'année. Les quelques clients qui s'y arrêtaient étaient des voyageurs qui se rendaient dans la région des Kitsune ou, au contraire, en revenaient. Mais, il y arrivait que, parfois, quelques voyageurs... indésirables s'arrêtent dans cette auberge. Je sais. Je sais pertinemment que vous voyez très bien de qui je veux parler. Une très vieille femme, sentant une odeur de cadavre en putréfaction... Oui, celle-là même qui parle toute seule là, sur le chemin. Je sais, vous vouliez une histoire épique, pleine de romance ou libidineuse mais ne vous en faite pas : il y aura du combat et même de la pénétration à la nuit tombée. Ah, aurais-je attisé votre curiosité ?
Vous vous demandez sûrement ce que la vieille peau faisait là, seule, loin de son équipage. Il y a une explication simple à ce fait si étonnant : le bateau avait été amarré un peu plus à l'est il y a de cela deux jours. Qu'est-ce que les pirates faisaient dans cette région ? Ca, ce n'est pas dans notre histoire du jour. Sachez juste que l'un d'eux avait demandé à la grand-mère de leur ramener une boisson divine d'un nom improbable qu'un artisan Kitsune fabriquait non loin de là. Elle s'apprêtait à l'insulter de tout les noms et à l'envoyer bouler, avant que celui-ci ne lui dise que cet ordre venait d'en haut. Traduction, c'était son cher Capitaine qui lui confiait cette mission à elle, qui était si digne de confiance, parce qu'aucun autre incapable de cette armada (oui oui, dans la tête de Petrushka, il y a parfois quelques exagération) ne pouvait s'en occuper ! C'est ainsi que, sac sur son dos bossu, elle partie en quête de cette boisson au goût exquis qui évidemment n'existait absolument pas. Tout ceci n'était que pure invention de quelques matelots qui se riaient de la voir partir, et célébrèrent leur victoire en levant leur verre à la santé de la momie. Oh, ne vous sentez pas désolé. Ce genre de blagues étaient monnaie courante entre eux et l'octogénaire, et sachez qu'ils allaient sans doute le payer très cher quand, un soir prochain, ils se mettraient au lit dans leur couchettes et constateraient par l'odeur que leurs couvertures auront été échangées avec celle de mamie, pleines de crasses et de poux. Entre partir quelques jours dans la magnifique contrée des Kitsune, et voir votre couchette envahi d'une peau-de-bête-non-identifiée-qui-pue-le-cadavre, que choisissez-vous ?
Mémé arriva donc dans cette auberge à la tombée de la nuit. Elle s'était perdue en chemin, mais avait reconnu la petite pension. Elle y avait déjà mit les pieds, c'est sûr, mais elle ne se souvenait plus exactement quand ni pourquoi. Elle poussa la porte pour se retrouver face à l'aubergiste, ainsi qu'à une pauvre serveuse qui allait probablement prendre les commandes des deux seuls clients attablés à des endroits différents tout autour de la pièce. Si Petrushka avait fait attention à ce qui l'entourait, peut-être aurait-elle remarqué que le visage de la jeune femme se décomposa au vu du cadavre ambulant qui venait d'entrer, mais bon, la harpie n'en avait que faire de cette pauvre femme qui se retenait de respirer tout en passant à côté d'elle. L'homme derrière le comptoir, probablement le maître de maison, s'adressa à elle comme à une vieille connaissance.
- La Souillon, que me vaut cette visite ?
La femme portait un vêtement aussi vieux et ratatiné qu'elle, et il était difficile de la reconnaître sous toute cette couche d'habits. Mais l'aubergiste pouvait savoir que c'était elle juste par sa démarche, lente, bossue, traînante, et par le bâton peu commun qu'elle utilisait pour s'aider à marcher.
- La ferme. Y'a rien à se mettre sous la dent, dans votre région de mort. Donne à Petrushka un repas chaud et ta couchette la moins chère. Et plus vite que ça, nigaud !
Sans doute un autre homme aurait mit la vieille dame malpoli à la porte, mais celui-ci s'en amusa juste tout en lui balançant une chope de bière d'un bout du comptoir à l'autre. Oh, oui, le propriétaire connaissait bien cette femme et vous allez bientôt savoir pourquoi malgré son comportement inhabituel, il se laissait traiter de la sorte sans en faire tout un plat. La grand-mère réceptionna la chope en sortant un bras et une main squelettique du gros habit de fourrure qui recouvrait tout son corps. Pardonnez-moi, je ne vous ai même pas fait une description de ce qu'elle avait sur le dos. Vous ne voudriez pas manquer une petite description de cette haute couture, tout de même ! Puisqu'il ne faisait pas si chaud, et même plutôt l'inverse par ici, elle avait enfilée une énorme peau rapiécée la recouvrant de la tête au pied. Bien sûr, elle n'avait pas dépecé un animal de son gabarit. Elle avait cousu plusieurs fourrures entre elles pour donner ce résultat macabre de toutes les nuances de gris et de bruns. Si on regardait de plus prêt son ouvrage, on pouvait presque y reconnaître un lièvre criant d'agonie sur le dos de mamie. En tout cas, il lui tenait chaud, et c'est ce qui l'importait.
Elle apporta la boisson à ses lèvres fines et tremblantes.
- C'est de la pisse, ton breuvage. Et Petrushka ne te l'avais pas demandé, donc tu ne le met pas sur sa note. Au fourneaux maintenant, baudet !
L'aubergiste se mit à rire comme s'il attendait cette distraction pour le sortir de son ennui mortel. Elle avait sans doute animé sa journée, et il ignorait encore combien cette nuit serait agitée. Il s'en alla donc à sa marmite pour préparer une soupe chaude pour sa cliente malodorante, tandis que la serveuse passait à nouveau derrière elle sur la pointe des pieds, comme pour ne pas la déranger. La vieille cracha dans son verre et but sa grosse glaire mélangée à sa bière, en n'oubliant pas de la mâcher comme un chewing-gum avant de la déglutir. Elle parla un moment avec elle-même, dans un langage incompréhensible, et se répondit avant de se dire d'une voix enrouée :
- Petrushka, les corniauds te regardent.
Elle se retourna vers les clients qui étaient attablés bien avant son arrivé, puis les fixa de ses yeux presque blancs en grognant contre eux.
- Vous voulez peindre le portrait de cette jolie Petrushka, bande de canailles ?
Elle essuya le mélange de bave et de bière qui était resté collé dans sa barbe naissante tout en fixant les clients, un par un.
Credit image : あけの , Markus Neidel ,
Dernière édition par Petrushka le Jeu 26 Mar - 22:13, édité 1 fois